Médecin, gardien de la Nati et résistant

Nos amis français célèbrent ce dimanche la Journée nationale du souvenir de la déportation. L’occasion de revenir sur le parcours hors du commun de l’ancien gardien servettien Ivan Dreyfus dont le rôle durant la Seconde guerre mondiale a récemment été découvert par des historiens alémaniques.

Le texte qui suit est une traduction d’un article paru dans l’édition de janvier-février 2020 de l’excellent magazine alémanique Zwölf. Nous remercions son rédacteur en chef ainsi que l’auteur de l’article de nous avoir donné la permission de publier une version française du texte et de faire connaitre en Suisse Romande aussi ce destin singulier.

Médecin, gardien de la Nati et résistant

Le Genevois Yvan Dreyfus appartenait aux pionniers locaux du football. Plus tard, il a été déporté en camp de concentration. Ce n’est qu’en automne dernier que son histoire a été connue.

Texte de Raphael Brunnier

Les fans de football les plus attentifs connaissaient peut-être Yvan Dreyfus à travers une anecdote : en 1908, l’équipe nationale allemande joue son premier match international contre la Suisse à Bâle. Après le match (victoire helvétique 5:3), les deux équipes se retrouvent à l’hôtel Métropole pour un banquet. “ Les Allemands se comportèrent impeccablement. Seul le portier suisse Yvan Dreyfus, un médecin de Genève, s’est fait remarquer” nous indique le livre “90 : oder die ganze Geschichte des Fussballs in 90 Spielen” en s’appuyant sur les souvenirs de l’attaquant allemand Fritz Becker. “ Sous l’influence de l’alcool, tard dans la nuit, Dreyfus se met à faire son numéro et renverse une coupe de sauce Worcestershire. Celle-ci laisse de petits trous dans le costume loué par Becker. Les frais de réparation et de nettoyage s’avèrent encore plus élevés que les frais de location.”

Depuis l’automne, Yvan Dreyfus est plus largement connu du grand public suisse comme l’un des, au minimum, 391 citoyens suisses qui ont été internés dans des camps de concentration nazis. Le livre “Die Schweizer KZ-Häftlinge – vergessene Opfer des Dritten Reiches” (en français : Les détenus suisses des camps de concentration – victimes oubliées du Troisième Reich) le montre sur une photo d’équipe du Servette FC. Un homme avec une moustache noire et une « blouse » blanche en guise de maillot de gardien. La légende de la photo indique : “ Yvan Dreifus, juif, gardien du Servette FC et de l’équipe suisse. Il a été arrêté le 12 mars 1943 en France pour faits de Résistance. Evadé du camp de concentration d’Aurigny.”

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Yvan Dreyfus, troisième depuis la gauche, avec ses coéquipiers servettiens après une victoire en février 1914

Les auteurs du livre n’avaient eu vent de l’histoire de ce gardien de la Nati peu ordinaire que peu de temps avant l’impression du livre. Le temps n’a pas été suffisant pour étudier plus en profondeur son histoire. Après la publication de l’ouvrage, ils ont mis Zwölf en contact avec la famille Dreyfus à Paris pour que nous puissions vous la conter.

Plonger dans les jambes

Dreyfus est né en 1884 à Aarburg en Argovie. Il était le dix-huitième enfant d’une famille juive qui avait fui en Suisse après l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne. Il a appris à jouer au football dans un internat en Angleterre. De retour en Suisse, il a entrepris des études de médecine à Genève et s’est engagé au Servette FC. Une biographie de footballeur typique en Suisse avant la Première guerre mondiale selon l’historien du football Christian Koller. “ La plupart des pionniers du football sur le Continent provenaient de familles plutôt prospères, avaient découvert le football dans les écoles anglaises et étaient cosmopolites.”

Avec les Grenats, Dreyfus a gagné son premier championnat. Dans un tour final à trois avec les vainqueurs du groupe Nord-Est et du groupe Nord-Ouest, le FC Bâle est battu 5:1 et Young Fellows Zurich 1:0 après prolongations. “Mon père était soi-disant le premier gardien de Suisse qui a plongé dans les jambes des adversaires pour s’emparer du ballon”, raconte son dernier fils vivant, Bernard Dreyfus. A cette audace s’ajoutait une robuste capacité de s’imposer. Pour refroidir ses adversaires, lors de corners ou de centres, Yvan Dreyfus n’hésitait pas à laisser volontairement le ballon lui échapper pour boxer les attaquants au visage, comme il le confessera plus tard lui-même à ses enfants.

Dreyfus a fait partie des premiers internationaux suisses. Lors du deuxième match international officiel de la Nati, contre la France, il gardait les cages suisses, de même que lors du troisième match, contre l’Empire allemand, à Bâle. Jusqu’en 1913, il a disputé six parties pour la Suisse. Elle ne jouait alors que de sporadiques matchs amicaux, attirant toutefois des milliers de spectateurs à chaque match. A 25 ans, Dreyfus était un joueur âgé pour l’époque et était très considéré. Les journaux mentionnaient toujours son titre de docteur. La Gazette de Lausanne écrivait ainsi que “Monsieur le Dr. Dreyfus”, alors capitaine de l’équipe nationale, avait manqué le match contre l’Allemagne (1:2) pour cause de rhumatismes. Au début de sa carrière, plusieurs notables de la Genève calviniste avaient considéré inconvenant qu’un médecin porte un short. Le Conseil municipal aurait alors délibéré sur le cas de ce médecin plongeant avant de lui donner son feu vert.

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Lors de la première victoire de l’Histoire de la Nati au Landhof de Bâle en 1908. Dans les buts suisses, Ivan Dreyfus, toujours élégant, cette fois en noir.

La Première guerre mondiale a mis fin à la carrière de footballeur de Dreyfus. Double national franco-suisse, il s’est battu pour la France avant de s’installer à Paris. En 1920, âgé de 36 ans, il effectue un bref comeback : avec le vieux champion dans ses buts, le Club Cercle Athlétique de Paris remporte la première coupe de France de l’après-guerre. Dreyfus fut le premier à recevoir la coupe, il l’a remplie de champagne et offerte à sa femme.

Lorsque la Seconde guerre mondiale a éclaté, l’ancien portier de la Nati avait 55 ans et était le directeur d’une clinique. Dans la France occupée par l’Allemagne nazie, il a rejoint la Résistance. Il a fondé un réseau pour faire passer en Zone libre des prisonniers de guerre qui s’étaient évadés et a organisé de faux visas pour des réfugiés juifs.

Lors d’une de ses missions, Yvan Dreyfus est arrêté et envoyé au camp de concentration d’Aurigny (aussi nommé Lager Sylt), sur l’íle anglo-normande du même nom. Les détenus devaient y construire le Mur de l’Atlantique. Lorsque le camp a été évacué après le débarquement allié, Dreyfus et 120 autres détenus purent s’enfuir durant un bombardement. Cachés par des résistants, ils ont été libérés peu après par l’armée canadienne. Dreyfus, qui parlait parfaitement français, anglais et allemand tout en connaissant les lignes de défense nazie, se révéla une aide importante pour les Alliés. Après la fin de la guerre, il a été invité au Palais de Buckingham et décoré. Il a également reçu des décorations du gouvernement polonais et de l’Armée Rouge car, en tant que médecin, il s’était occupé de détenus du camp de concentration malades.

Son fils aîné, Paul Dreyfus, n’a pour sa part pas survécu à la guerre. Egalement actif dans la Résistance, il fut arrêté après une attaque contre l’université de Strasbourg et déporté à Auschwitz. Il évita la chambre à gaz puis fut déporté à Buchenwald où il mourut peu avant la fin de la guerre dans des circonstances non-éclaircies.

Un sous-chef de camp SS colérique

selon son dernier fils Bernard, Yvan Dreyfus n’a presque jamais parlé de son séjour sur Aurigny. Un événement connu de source sûre est toutefois conté dans le livre “Spanier im Holocaust”. Dreyfus y est par hasard évoqué lors de la description du sous-chef de camp SS Heinrich Evers, un épileptique connu pour ses crises et aussi ses éruptions de colère. Evers avait autrefois été arbitre et était toujours un passionné de foot. “Cette passion pour le football, ajoutée à son profond respect pour la profession de médecin, a conduit à ce que Evers montrait une certaine confiance envers Yvan Dreyfus, docteur et ancien footballeur. Il en fit le médecin des détenus. Cela ne protégea cependant pas Dreyfus de la fureur d’Evers : lors d’un accès de colère, il lui a cassé la mâchoire et plusieurs dents. Puis, il l’a forcé à rester sur place de cinq heures du matin à huit heures du soir, lui refusant ensuite toute assistance médicale. Encore bouillant de colère, Evers sillonna tous les blocs du camp en criant à la ronde comment il avait maltraité le docteur : “je l’ai démoli comme encore aucun autre prisonnier !”

Les autorités suisses étaient-elles au courant du destin de l’ancien portier de l’équipe nationale et de celui de sa famille ? Ont-elle essayé d’apporter leur aide ? Le fils, Bernard, et le petit-fils, Jean-François Dreyfus, fils du disparu Paul, ne sont au courant d’aucun effort en ce sens. Le consulat suisse à Paris était en tout cas informé de l’arrestation de Paul Dreyfus. Sa mère, Emma Dreyfus, née Baumgartner et également binationale, avait en personne demandé de l’aide. On lui garantit alors qu’en tant que Suisse, il ne serait pas déporté vers l’Est. Une amie à Genève avait en outre obtenu que Paul Dreyfus puisse entrer en Suisse s’il s’évadait. C’était déjà trop tard.

Le livre “Die Schweizer KZ-Häftlinge” le montre : les autorités suisses ne se sont engagées que timidement et souvent avec réticence pour leurs concitoyens juifs poursuivis à l’étranger. A plus forte raison lorsqu’ils étaient résistants. Il y a eu des exceptions. Reste à déterminer si la famille Dreyfus en a fait partie et aussi pourquoi Yvan Dreyfus n’a pas été déporté vers un camp d’extermination de l’Est. Le rôle que son passeport à croix blanche y a joué reste flou. Son fils Paul et de nombreux juifs franco-suisses n’ont pas été protégés de l’extermination hitlérienne par leur double nationalité.

Aucune aide de l’ASF et du monde politique

Au sein de l’Association Suisse de Football, on semble avoir déjà perdu de vue l’ancien gardien et capitaine de la Nati au moment de la Seconde guerre mondiale. On ne connait du moins actuellement aucun contact en ce sens et les héritiers d’Ivan Dreyfus n’en n’ont jamais entendu parler. L’historien du football Christian Koller déclare : “il est difficilement imaginable que l’ASF se soit engagée pour un Juif à l’étranger, même si c’était un ancien international.” Comme le monde politique suisse, celui du sport s’est bien gardé de brusquer d’une façon ou d’une autre l’Allemagne nazie et s’est comporté de manière complaisante. A l’automne 1942 se déroulait encore à Berne un match amical contre l’Allemagne nazie alors que dans le même temps en France, des dizaines de milliers de Juifs étaient déportés vers les camps d’extermination.

Dreyfus a plusieurs fois visité la Suisse après la guerre et a convié sa famille à y passer les vacances. “ Même s’il est à juste titre considéré comme un grand patriote français, il s’est toujours vu comme un double national”, témoigne son petit-fils. Durant toute sa vie, Yvan Dreyfus est resté fan de foot. Il suivait l’équipe suisse, soutenait Servette et YB et admirait Lev Yachine. Il parlait souvent de sa période de footballeur en Suisse. “Il idéalisait rétrospectivement le club Servette et l’équipe suisse comme des havres de camaraderie et de fraternité au-delà des origines. Lui, qui “n’était pas un juif pratiquant, mais était étiquetée comme tel de par son nom de famille”, a vu le football lui ouvrir les portes de la société genevoise, peu encline au philosémitisme, mais qui l’a reconnu comme citoyen de plein droit.

Son petit-fils ne sait pas si Ivan Dreyfus a vu la victoire de la Suisse 4:2 contre la Grande Allemagne en 1938 au Parc des Princes de Paris de ses propres yeux. Plus tard, il emmènera ses petits-enfants voir les matchs d’une équipe amatrice locale. Le terrain était situé presque directement sous le balcon de la maison familiale. “Lorsqu’il y avait un pénalty, il criait toujours au gardien de quel côté le joueur allait tirer. Cela ne faisait en général que créer de la confusion.” Personne ne soupçonnait que le vieillard plein de tempérament était un ancien international et vainqueur de la Coupe.

Fin 1974, Yvan Dreyfus fait un infarctus et meurt peu après à Neuilly-sur-Seine en banlieue parisienne. Son petit-fils raconte : dans les limbes des derniers mois de sa vie, seules les radiodiffusions de matchs de football pouvaient quelque peu le tirer de sa torpeur. Songeait-il alors parfois au costume souillé de Fritz Becker ?

Les Enfants du Servette avaient évoqué Ivan Dreifus, sans connaitre son passé de résistant et de déporté dans l’article :

Sous le maillot grenat à croix blanche (1)

Et si le confinement vous donne envie de lire encore un peu, il nous reste quelques exemplaires de l’ouvrage « Un peu d’Histoire » :

https://enfantsduservette.ch/2013/04/11/lhistoire-du-servette-fc-en-librairie/

6 réflexions sur « Médecin, gardien de la Nati et résistant »

  1. C’est toujours très intéressant de te lire. Depuis tout ce temps j’espère que tout va bien pour toi.Je garde un très bon souvenir de cette période ou nos routes s’étaient croisées pour la bonne cause grenats.Toi et ta petite famille prenez soin de vous.

    Aimé par 1 personne

    1. Merci Joël, oui tout va bien pour nous, merci. C’est toujours un plaisir de lire tes commentaires sous les articles. Ils sont toujours plein de la sagesse et de la profondeur d’un « vieux » Grenat . Porte-toi bien !

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  2. sport/Suisse/antisemitisme/ Jeux OLympiques/nazie ( la flamme/goebbels) …….. une très longue histoire encore cachée…
    meci d’avoir écrit à propos de mon grand père.
    T.Dreyfus

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